Le Journal / Notes

Un nez au pays des palais

Entretien avec Alexandre Schmitt, expert en assemblage.

Alexandre Schmitt est un transfuge de la haute parfumerie dans un autre monde, lui aussi intimement lié aux arômes, celui des experts en assemblage de vins. Il nous explique les dessous de son approche organoleptique. Ou pourquoi nous devons entraîner notre nez pour mieux déguster.

Scrollez

Alexandre Schmitt est un transfuge de la haute parfumerie dans un autre monde, lui aussi intimement lié aux arômes, celui des experts en assemblage de vins. Cette carrière singulière, Alexandre la doit en premier lieu à Jean-Claude Berrouet. En 1995, alors directeur technique de Petrus, il lui propose un échange de bons procédés : lui apprendre tout ce qu’il sait sur le vin en échange de tout ce qu’Alexandre sait sur les arômes et l’olfaction.

Le consulting d’Alexandre est aujourd’hui recherché par de nombreux domaines soucieux de faciliter le travail de leurs équipes en créant un vocabulaire commun pour échanger avec précision lors des dégustations.

Alexandre Schmitt et Jean-Claude Berrouet, une rencontre fondatrice entre parfumerie et œnologie.

Q : Alexandre Schmitt, vous êtes ce qu’on appelle un « nez », un spécialiste des arômes venu du monde du parfum, et vous intervenez comme consultant en assemblage de vins. En quoi consiste votre approche organoleptique ?

Alexandre Schmitt : Mon approche part toujours de la sensation. L’organoleptique, c’est l’ensemble des sensations qu’un vin nous procure, du nez à la bouche, en passant par la rétro-olfaction (les arômes perçus quand le vin est en bouche). Des sensations olfactives, gustatives, tactiles, des sensations de froid et de chaud, de brûlure épicée ou de l’alcool. Nous sommes tous conditionnés par nos propres expériences : un enfant élevé dans une famille d’agriculteurs au Cambodge ou de cadres supérieurs à Londres n’aura pas la même « bibliothèque » d’odeurs et de goûts. Le premier réflexe, face à un vin, est de comparer ce que l’on sent avec ce que l’on a déjà vécu. Cette subjectivité, il faut l’assumer, tout en la structurant…

Le goût et l’odorat : une mécanique complexe entre réflexe et volonté.

“Il faut éduquer son nez”

Q : Comment la dépasse-t-on cette subjectivité pour échanger entre professionnels ou amateurs ?

A. S. : Il faut d’abord s’entraîner, c’est essentiel. Dans le milieu professionnel du parfum, par exemple, on apprend à reconnaître à l’aveugle plus d’un millier de molécules et d’odeurs. On fait ses « gammes », comme en musique ; on structure un vocabulaire commun. Dans le vin, on sous-estime (souvent) cet entraînement. On suppose que le nez est un acquis, alors qu’il y a la nécessité de l’éduquer. Plus on pratique, mieux l’on perçoit. Plus on pratique, plus on est apte à décrire et à juger la qualité d’un vin.


Quand je fais sentir du bois de cèdre à dix personnes, chacun évoque des images différentes : pour les uns cela va être l’arbre de Noël, le pin, la sève ; pour les autres, le plâtre ou la poussière, la sciure… Pour objectiver cette sensation, j’explique qu’il y a deux notes distinctes : une note résineuse, fraîche, et une note boisée, asséchante, qui peut rappeler l’astringence. Progressivement, on se crée une grille de lecture commune.

“Pour faire confiance à ses sensations et apprendre à les décrypter, il faut faire son solfège olfactif et gustatif”

Q : En quoi cette grille de lecture diffère-t-elle de l’approche classique d’un amateur de vins ?

A. S. : L’amateur éclairé se limite souvent à une approche par régions et par cépages, liée aux terroirs et aux appellations. C’est structurant, c’est même une sorte de passage obligé, mais, si on n’en sort pas, on reste engoncé dans un protocole très « académique ». Ces connaissances sont utiles mais pas suffisantes pour comprendre un vin.

L’approche polysensorielle est basée sur le primat de la sensation. Je m’intéresse aux équilibres, à la structure, à l’harmonie, aux textures des tanins, à l’éclat, à l’acidité, au profil aromatique dans ses nuances les plus fines.

Avant d’en parler, il faut d’abord le sentir.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à apprendre, au contraire. Et que l’on devrait faire uniquement confiance qu’à sa perception. Mais pour faire confiance à ses sensations et apprendre à les décrypter, il faut en passer par la pratique régulière d’un solfège olfactif et gustatif.

C’est par des gammes quotidiennes qu’un jeune dégustateur forgera sa mémoire sensorielle. Il doit certes acquérir un socle de connaissances, mais aussi apprendre par la suite à en sortir pour se faire confiance. La confiance en soi, c’est une des questions majeures de la dégustation.

Il y a plus d’une trentaine de familles de notes à connaître : fruitées, florales, boisées, épicées, etc. Cette taxinomie très large inclut aussi les défauts du vin (odeurs réduites, oxydées, bouchonnées, etc.).

Chaque parfum est un monde en miniature.

“La polysensorialité de la dégustation est intrinsèque au langage. Elle donne à toute dégustation une dimension poétique… et c’est tant mieux.”

Q : Vous parlez d’analyses poussées de l’odeur, mais le vin fait aussi appel à la rétro-olfaction, aux sensations en bouche…

A. S. : Absolument. Quand on déguste, on mobilise au moins quatre sens : la vue, l’odorat, le goût et le toucher (texture du vin en bouche). L’aspect polysensoriel est incontournable. La rétro-olfaction est différente de l’odeur perçue directement par le nez : la température de la bouche est à 34 degrés quand celle du vin dans le verre est à 17 degrés, l’oxygénation du vin en bouche comme la salive contribuent à libérer les arômes , tout cela modifie la sensation.

Bois de chêne : la signature aromatique des grands vins.

En outre, nous manquons souvent de mots pour décrire précisément nos sensations. Le langage a été créé par l’homme pour assurer sa survie. Résultat : plus de 2000 mots liés à la vue, et seulement une petite dizaine quand on parle de goût.

Et quand il s’agit d’arômes, là, c’est le désert… Il n’y a pas de mots liés directement à la sensation olfactive. Les mots qu’on utilise véhiculent tous des images. Nous procédons par analogies, en piochant dans le visuel (« le vin est rond, linéaire ou fuyant », « limpide, solaire, ou mat, terne ») le tactile (« acidité métallique, dure, mordante », « astringence ou tannis râpeux ») ou même l’ouïe (une acidité aigüe). La polysensorialité et le langage sont intrinsèquement liés. C’est pourquoi la dégustation prend parfois une dimension poétique… et c’est tant mieux.

L’écorce, la peau sensible du vivant.

« Un assemblage est un choix esthétique. »

Q : En parlant de poésie, vous évoquez la dimension esthétique de l’assemblage d’un vin. Qu’entendez-vous par là ?

A. S. : Lorsqu’un vigneron assemble les vins issus de ses différentes parcelles pour créer son millésime, il ne suit pas une recette figée, il se fie à une vision, à un « cahier des charges » historique, mais aussi à une esthétique personnelle. Est-ce que je veux pousser l’acidité pour gagner en fraîcheur ? Ou chercher davantage de rondeur, de sucrosité, de puissance ? À la manière d’un directeur artistique dans une maison de haute couture, il oriente des choix qui ont trait à la compréhension d’un terroir, au style, à l’identité de la maison au service de laquelle on travaille.

Structurer ses sensations : la roue des arômes comme solfège du dégustateur.

« La tempérance : ce juste équilibre entre raffinement et puissance. »

Q : Un débat courant porte sur la recherche de puissance aromatique, au détriment de la finesse. Quelle est votre position ?

A. S. : Si vous prenez un Sauvignon néo-zélandais, très explosif au nez, cela peut sembler impressionnant. Mais la puissance peut vite devenir « monolithe » et détruire les nuances, les finesses aromatiques d’un vin.
Un grand vin ne se résume pas à des arômes intenses. Loin s’en faut. Un grand vin, c’est avant tout, une harmonie où chaque note s’exprime sans écraser les autres. On y trouve un équilibre entre la fraîcheur, le volume, la persistance, c’est un dialogue entre subtilité et profondeur.

Quand le vin est trop puissant aromatiquement, ça peut devenir vulgaire. À l’inverse, le raffinement pur sans structure ne suffit pas non plus. Il faut ce que j’appelle la « tempérance » au sens que lui donnait Platon, un équilibre façonné par l’homme mais dont l’évidence paraît naturelle, sans efforts, d’une beauté à la fois complexe et immédiate.

Souvenir d’un déjeuner à Lafite

“En le buvant, je voyais des images en noir et blanc, la vigne récoltée en pleine Première Guerre mondiale, vendangée uniquement par des femmes alors que les hommes étaient au front.”

Q : Pour illustrer cette recherche d’équilibre, avez-vous un souvenir de dégustation marquant ?

A. S. : Oui, je me souviens d’un déjeuner improvisé au Château Lafite Rothschild autour de salades froides à la bonne franquette. Nous y avons dégusté à l’aveugle deux vins extraordinaires — et très différents. Le premier, un Château Lafite Rothschild 1961, était d’une grande élégance, presque crayeuse, des tanins soyeux, un vin tout en finesse racée. Puis est arrivé un Latour 1917, un vin chargé d’histoire.  En le buvant, je voyais des images en noir et blanc, les poilus englués dans les tranchées de Verdun, la vigne récoltée en pleine Première Guerre mondiale, vendangée uniquement par des femmes alors que les hommes étaient au front.

Le Latour était plus ample, d’une texture plus proche de celle du velours que de la soie, avec ce fond argileux qui lui donne davantage de puissance et d’onctuosité. Deux grands crus du Médoc, proches géographiquement, mais aux expressions des sols si singulières.

Cinq verres, cinq histoires sensorielles à déchiffrer.

« Faire confiance à ses sens. »

Q : Un dernier conseil pour les amateurs qui souhaitent progresser ?

A. S. : Faire ses gammes, apprendre à discerner les caractéristiques des différentes appellations et des différents cépages, les différentes expressions des cépages selon les régions du monde, les différents styles de vin.
Idéalement, il faut aussi se former, c’est-à-dire accepter d’être corrigé, passer ses sensations au tamis d’un vocabulaire commun le plus précis possible, entrer dans le monde de la précision et des détails qui font la différence entre un bon vin et un vin d’exception.
En bref : apprenez.. puis tâchez d’oublier ce que vous avez appris ! C’est le meilleur moyen de prendre du plaisir dans votre dégustation en faisant, avant tout, confiance à vos sens.

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